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Textes pour l’expositions Oh, jours !, 03.08.23-10.08.23, Villa AL Qmar, Deir EL Qamar, Liban « Au terme de trois mois de résidence à Deir El Qamar, j’ai souhaité que l’exposition montrant les œuvres que j’ai réalisées ici associe également le travail de Giorgio Bassil et Elie Mouhana, deux artistes rencontrés à Beyrouth, quelques semaines après mon arrivée au Liban. Cette exposition rend compte de nos échanges sur nos recherches du moment, et elle dessine un territoire commun, à la lumière des relations qui se sont tissées entre nos travaux, et qui en éclairent le sens et la portée. De manière plus générale, cette exposition met en évidence qu’un travail, aussi personnel et artistique soit-il, n’existe jamais seul : il est constitué par un contexte naturel, politique, social et amical. Il s’agit de remettre en question le rapport d’autorité présumé de l’artiste sur son œuvre, alors que chacune des images que nous produisons – filmique, performative, scripturale, photographique – dépend de la réalité dont elle est constituée. » Clément Bouissou// Giorgio Bassil, Archives du futur, View from my window Les images sont dépouillées, documentaires, et ne montrent jamais les visions d’un futur lointain que seul le témoignage des personnages interviewés nous rend accessible. Archives du futur s’appuie sur un paradoxe : l’essentiel n’est pas visible. Nous voyons sous la dictée des personnages, en cherchant à reconstituer l’image qu’ils nous racontent. Mais l’absence de repère temporel précis, que souligne le titre, sème le trouble : ce futur qu’évoquent les personnages est-il un avenir dont nous, spectateurs, serions maintenant plus proches ? Ce futur serait-il déjà notre actualité ? View from my window renonce largement au cadre narratif du film et nous montre simultanément, sur un large écran noir, deux vidéos l’une au-dessus de l’autre, en vignette. Ce split screen est celui d’un site de discussion en ligne, un réseau social qui met en présence notre image avec celle d’un autre utilisateur, via une webcam. Le dispositif vidéo simple joue sur un fantasme exhibitionniste/voyeuriste en conjuguant ce désir de voir à celui d’être vu et le redoublant du plaisir d’être vu en train de voir. Mais l’insatisfaction triomphe toujours : aucune rencontre réelle ne viendra interrompre ce zapping. C’est cette logique de procuration qu’évoque ironiquement le titre View from my window, en faisant référence directement à cette pratique nait pendant le confinement qui consistait à publier la vue depuis sa fenêtre : logique d’exceptionnalisation du banal qui satisfait autant celui qui partage que celui qui regarde. Giorgio Bassil, en enregistrant ses passages sur ce chat, nous montre son visage qui regarde et attend, et ces lieux domestiques – une chambre, un lit défait, un bureau - que les utilisateurs absents offrent à notre regard. Le jeu de l’attente et du désir de voir, qui était le propre de l’expérience fondatrice de l’artiste sur le site internet, nous est transféré. Puis, comme des sous-titres, des lettres adressées à un amant absent viennent s’ajouter aux images. Pures adresses sans réponses, ces lettres redoublent le regard sur la vignette vide et déplacent la trivialité d’une application de rencontre vers la tristesse et l’espoir du désir amoureux. De ces images pauvres et volées, et de ces lettres elliptiques et brèves émerge l’épaisseur d’une fiction, de laquelle, par ce dispositif narratif singulier, nous sommes captifs. Nous sommes captifs, autant par l’empathie que nous développons pour ce visage qui pourrait être notre reflet et de ces lettres dont nous pourrions être l’auteur, que par ces intérieurs vides qui nous attendent et ces réponses que nous n’écrivons pas.// Elie Mouhanna, Je suis venu dans ce monde pour le constituer La délimitation d’un espace scénique, l’exposition du corps en mouvement, la brièveté de l’action, donne à cette œuvre toute la valeur d’une performance dansée. Pour autant, une fois l’action terminée, le revêtement du sol est retourné, relevé, et placé au mur. Ce papier carbone fait apparaitre un réseau de ligne et de surfaces, que ces gestes que nous venons de voir ont inscrit. Sur cette surface, aucune représentation ni aucune phrase n’est visible, ce que nous voyons est plus simple, plus archaïque. Les gestes aveugles et hasardeux, la trivialité des outils fondent de manière arbitraire un nombre fini d’inscriptions, qui, relevées face à nous en tableaux, prennent toute la nécessité d’un corpus de signes. En contrepoint de cette performance et de son résultat, Elie expose des fossiles, des reproductions manuscrites exactes de passages bibliques, des photos de graffitis. Cet inventaire répète, comme autant de pièces à conviction abolissant toute chronologie et tout lien de causalité entre un auteur et son œuvre, ce geste que la performance actualise : qu’est-ce qu’inscrire ? Qu’est-ce que faire signe ?// Clément Bouissou – Oh, jours ! Je suis arrivé au Liban avec l’intention de photographier des adolescents et des plantes, et de fabriquer des images à partir de ces éléments. Les adolescents m’intéressent en tant qu’ils incarnent une attitude de rupture et de promesse de renouveaux, parce qu’ils sont physiquement et moralement en pleine métamorphose. Tenter de les représenter en même temps que des éléments naturels, qui sont d’ailleurs ceux de leur environnement immédiat, ne signifiait pas lier ces individus à un milieu qui leur serait naturel. Il s’agissait plutôt de transférer cet état de métamorphose qui caractérisait ces sujets à la représentation de l’environnement qui est le leur. Au plus loin d’une attitude « orientaliste » que je me suis appliqué à déconstruire, et en opposition frontale avec toute composition méliorative ou humoristique qui caractérise les images d’adolescents omniprésentes sur les réseaux sociaux, mes photographies présentent un espace et des identités en cours de composition et non pas des espaces et des identités composés par l’image. Concrètement, cela s’est fait d’une part en ne choisissant pas mes modèles, mais en les laissant venir à moi, en ne leur donnant aucune consigne vestimentaire ni d’expression ; et d’autre part, en traitant les photographies de plantes comme des portraits, c’est-à-dire en les extrayant de la totalité pittoresque et théâtrale d’un paysage. Les compositions jouent sur des effets de renversements, de positif et de négatif, de transferts de formes : autant de manières de faire de ces images non pas des tableaux cohérents, mais des portions, des cadrages, d’une réalité construite et évolutive plus large. En définitive, mon attitude aura consisté autant à faire des choix qu’à délibérément ne pas en faire, en rendant mon travail de composition le plus dépendant possible de ce qui se présentait à moi, dans toute sa singularité. En conséquence, ces images n’ont pas été voulues comme des images sur le Liban, avec un quelconque message politique ou social - mais ces images sont incontestablement des images du Liban qui agit comme contexte aussi décisif que vaste et protéiforme, dont le dialogue avec les œuvres de Giorgio et Elie est une autre matérialisation. **** « PARADE// Nous sommes les coulisses, nous sommes la scène/ pour un premier tour de piste/ bientôt la PARADE.// Les œuvres sont déjà là/ elles vous attendent pour commencer,/ vous les verrez aussi le dos tourné.// Tigre de papier, personnage de carton/ vous êtes la scène, vous êtes les coulisses./ Jouez, chantez, pleurez/ vous seul décidez de ce que vous gardez.// Bahin Bahant montrant/ Cahin caha chantant/ Clopin clopant jouant// Tournent les couleurs, tournent les artistes./ Nous prenons la place, pour un premier tour de piste,/ en habit de soir voici la PARADE. »// (texte de présentation de l'exposition PARADE 30.04.2022-15.05.2022) *** Pierre Seiter est un artiste photographe. Sa pratique est principalement une pratique de studio. Les grands genres de l’histoire de l’art — nature morte, paysage, portraits — sont au centre de son travail. Par le moyen de la photographie, il vérifie leur actualité en confrontant la sphère de connotations qui accompagne ses images canoniques avec les objets, souvent pauvres, communs, hérité de notre société de consommation. Chez Pierre Seiter, le portrait n’est pas psychologique. Le modèle, souvent féminin, tient lieu d’acteur. Le costume, le mouvement, l’artificialité de la composition dialoguent certes avec la peinture, mais convoque surtout les impressions d’un récit cinématographique, littéraire, qui appartiennent à notre imaginaire collectif. **** Hélène Delprat Nébuleuse Entre 1995 et 2009, Hélène Delprat quitte sa galerie pour travailler seule, loin du monde de l’art et de ses impératifs de partage et de communication avec le public. Ces quinze années ressemblent à une fugue : loin de la figure d’autorité que peut incarner le milieu et ses attentes, l’artiste, tel un écolier rebelle, fait un pied de nez à ses obligations. Mais fuguer, une fois l’adrénaline et l’orgueil de la rébellion passés, exige de son auteur, tout à coup face à lui-même, autre chose qu’une simple flânerie. Comme l’écolier qui se retrouve errant dans les rues laissées vides par une après-midi de semaine, seul dans l’ennui de sa solitude, il faut bien inventer un sens nouveau et personnel à ces journées passées dorénavant loin des maîtres. C’est dans cette nudité ennuyeuse, propre à la liberté gagnée sur le terrain des obligations qu’Hélène Delprat a refondé son travail sur des bases qui sont encore les siennes aujourd’hui. Cette refondation va dans le sens d’un élargissement du spectre des média employés par l’artiste. Cessant une relation d’exclusivité avec la peinture, l’artiste emploie depuis ce jour l’outil photographique, vidéo, le journal, la sculpture, le théâtre et la performance. Une seule exposition a pu donner un aperçu de l’ampleur de l’oeuvre d’Hélène Delprat, I Did it My Way montée à la Maison Rouge en 2017. En réalisant cette exposition l’artiste affirmait dès le premier coup d’œil une grande liberté à l’égard du médium exposition lui-même. S’il s’agissait, entre autre, d’une exposition de peinture - ou plus largement d’oeuvres indépendantes les unes des autres et pouvant assumer une existence autonome - l’exposition comptait également un nombre important d’éléments. Mais surtout, portes, tunnel réfléchissant, miroirs, portail en polystyrène, projecteurs, etc. ne venaient pas simplement ponctuer sur un mode mineur un parcours d’œuvres majeures. De manière essentielle, ces éléments venaient reconfigurer l’ensemble du travail et annuler les hiérarchies entre les pièces, en permettant une attention constante, que ce soit aux tableaux parfois monumentaux ou à certains dessins à peine esquissés au stylo bille. Le titre de l’exposition I Dit it My Way éclaire la ligne qui est celle d’Hélène Delprat. L’indépendance radicale et revendiquée qui est celle de l’artiste ne rentre jamais dans une rhétorique contestataire. Qu’il s’agisse des codes ou de l’histoire de l’exposition, de la peinture, de la performance ou de tout autre médium employé par l’artiste, ses gestes ne sont jamais de l’ordre d’un jeu ou d’un questionnement érudit, et par là jargonnant, sur une éventuelle tradition à laquelle elle se rattacherait ou de laquelle elle s’éloignerait. L’artiste, dont la radicalité de l’indépendance est à prendre au sens propre, a pour objectif d’inventer sa propre vie, dans l’ennui libérateur d’une fugue continue, loin de tout carcan nominaliste, historique ou institutionnel. Cette idée de l’artiste comme inventeur non seulement de son oeuvre, mais plus largement de sa vie – les Inventeurs était d’ailleurs le nom du cours de dessin qu’Hélène Delprat donnait aux Beaux-Arts de Paris jusqu’en 2019 - fait coïncider la figure de l’artiste avec celle d’un démiurge. Cette revendication d’un artiste démiurge apparaît plusieurs fois dans le travail d’Hélène Delprat, on pense notamment aux œuvres Comment j’ai inventé Edith Scob ou Comment j’ai inventé Versailles. Le trait d’humour sur lequel repose ces titres s’appuie sur l’affirmation paradoxale d’une préexistence logique du geste créateur de l’artiste sur l’existence temporelle de son sujet : Versailles existait avant Hélène Delprat, mais c’est Hélène Delprat qui a inventé Versailles. Plus que cela,l’œuvre vise à révéler le comment de cette invention : elle donne à voir l’origine de ce qui, pourtant, lui préexiste. C’est au nœud de cette tension que le paradoxe tient : seul le geste d’Hélène peut nous offrir ce que le monde, par la linéarité de son existence temporelle, nous refuse, à savoir l’origine profonde et par là perdue de ce dont nous sommes les contemporains. À la manière d’un conte ou d’un récit fondateur, l’artiste justifie des existences réelles, historiques, en donnant leur secret de fabrication. Il est coutume de dire qu’une artiste comme Hélène Delprat à un univers. Cela tient, entre autres, au fait que son œuvre se constitue par la production d’oeuvres éparses, aux formes multiples, proches parfois du document, suivant une logique du détour et de l’accumulation. Nombre de coins de l’exposition de la Maison Rouge exposaient des formes d’archives : dessins, textes, chansons sur le thème des cheveux et de la tonsure, musée audio de titres sans œuvres, comptes rendus dessinés d’écoutes radiophoniques. Mais plus que la notion d’univers qui prêterait un caractère trop totalisant, solide ou définitif à l’oeuvre d’Hélène Delprat, l’image d’une nébuleuse aux confins et à la densité variables, difficile à estimer, impossible à sonder ou à mesurer, convient d’avantage. Si l’œuvre d’Hélène Delprat est une nébuleuse, cela interdit l’idée d’un centre à partir duquel un ensemble organisé rayonnerait. Il s’agirait plutôt d’un principe ou d’une âme qui, littéralement, animerait cette nébuleuse, et ce principe ou cette âme serait Hélène Delprat elle-même. Dans plusieurs de ses œuvres, à l’exception de ses tableaux, la figure de l’artiste est présente. Comme démiurge par exemple avec les Comment j’ai inventé… mais plus généralement comme personnage central, peut-être narrateur, du moins comme un Je. La présence d’Hélène Delprat dans son œuvre se limite aux média où le ressort de la représentation est celui de l’enregistrement, photographique ou vidéo. C’est-à-dire lorsque la présence picturale du sujet de l’image procède de l’enregistrement prétendu fidèle parce-que mécanique, d’un état des choses réel. Cette présentation de soi que permet le film (vidéo ou photo) est toutefois systématiquement déjouée dans sa valeur de véridicité : l’artiste est présente dans ses images par le biais du travestissement, c’est-à-dire suivant une dialectique du se montrer-se dérober, faisant intervenir dès lors la possibilité d’un mensonge plus que d’une confession. Autrement dit, la figure démiurgique que se construit Hélène Delprat est construite au plus loin d’un jeu narcissique, et ce, par le détournement de la valeur documentaire de la photographie. L’autoportrait photographique ou filmique n’est pas réalisé non plus dans la perspective égotiste d’un soi comme miroir particulier et déformant du monde - comme chez Urs Lüthi par exemple - mais plutôt dans une logique de l’invention de soi, d’un soi moins révélé que caché derrière une forteresse fictionnelle. À ce propos, lorsque Hélène Delprat tient son blog en forme de journal intime qui prend parfois la forme d’une confession (article du 24 février 2019, Du fond de l’ennui) le jeu omniprésent du mensonge ou du dérisoire (article du 9 janvier 2019 par exemple) annule tout devenir documentaire de cette autobiographie rédigée sur le vif. Plus largement encore, Hélène Delprat telle qu’elle apparaît comme enseignante ou sur les photographies qu’elle laisse prendre lors d’événements publics, reste chauve et en costume extravagant, désamorçant toute situation par le rire, ne laissant ainsi aucune prise sur une quelconque intériorité. L’univers ou la nébuleuse plastique dont elle est au principe est bien, en retour, le moyen d’une invention de soi. Mais dans toutes ces strates de mascarades, de fictions, de contes et de costumes existe t-il un point solide, un levier à partir duquel l’hégémonie rieuse de l’artiste sur son propre monde pourrait être levée ? Le seul point où Hélène Delprat cesse de répondre - en interview, en conférence ou en tant qu'enseignante - c’est sur la question de la peinture. Néanmoins, ce silence n'empêche pas l’artiste de se définir d’abord comme peintre. Au principe de cette nébuleuse qu’on disait sans bord ni fond, se trouverait cependant une zone essentielle qui ferait le silence de l’artiste et qui serait sa peinture. La peinture : silence et excès Pour évoquer la peinture d’Hélène Delprat, nous faisons le choix de composer une séquence de trois tableaux : Meurtre Réversible, Demain, les cendres, J’adore Barnett Newman. Réalisés à différentes périodes, de formats différents et s’appuyant sur des techniques et des registres de formes représentatifs, ces tableaux, à eux trois, permettent d’appréhender par le détail, sans subsomption simplificatrice, ce qui se joue dans l'oeuvre peint de Delprat. A la tentative d’exhaustivité d’une description fleuve ou taxinomique, nous privilégions la partialité d’une expérience approfondie de quelques tableaux choisis. Avant la longue période de refondation de son travail, Hélène Delprat se consacrait exclusivement à la peinture. De cette période, on s'attardera sur un diptyque, Meurtre réversible, peint en 1988 à la Villa Medicis pour l’exposition Entre Jungle et Loup. Le panneau de gauche (150 x 202 cm) représente trois figures anthropomorphes : une première rouge et grise, à tête de loup, qui saisit à la gorge une deuxième figure de couleur blanche, en contrebas, immergée jusqu’à la taille dans une eau bleu roi. Une deuxième figure blanche est accolée au dos de la première, elle est peinte de cette même couleur spectrale, lunaire, particulièrement lumineuse étant donné la chromie sombre, nocturne, qui domine l’ensemble du tableau. Cette dernière figure ouvre les bras, comme écartelée. Le centre du tableau est occupé par la main droite du loup rouge qui empoigne à la gorge la figure blanche tandis que sa main gauche, griffue, enfonce ses doigts dans la bouche ouverte de la victime. Au dessus de ce nœud central, est écrit en capitales jaunes et rouges MEURTRE RÉVERSIBLE (RECTO). Les figures occupent la quasi-totalité de la surface du tableau, le paysage nocturne qui les entoure est composé de petits palmiers et d’eaux dormantes, suggérant une atmosphère humide et tropicale. La perspective est quasiment absente du tableau, la peinture semble construite et réalisée dans une certaine vitesse, la composition est tantôt soulignée, tantôt brouillée par un jeu de lignes rouges évoquant peut-être des giclées de sang ou de poils. Suivant la même logique de composition, un ensemble de longues flèches noires et blanches accentue le tumulte de la scène, déjà bien présent du fait de la touche très gestuelle. Enfin, le côté gauche de la peinture, tout contre le bord, porte une dizaine de courtes flèches tournées vers l’extérieur. Au centre à nouveau, un cadre discret enserre les faces hurlantes des victimes. Le second panneau du diptyque, de même format, porte en son centre la même inscription que le premier, seulement verso remplace recto. Les figures spectrales et le loup sont présentes à l’identique, seulement renversées latéralement comme par un jeu de miroir. Devant ces figures, quelque chose comme une architecture grise cache leurs corps, seule une fenêtre homothétique au cadre qui enserrait les faces hurlantes des deux victimes sur le premier panneau laisse voir la scène qu’ainsi nous reconnaissons. Suivant toujours la platitude de la perspective naïve qu’emploie la peintre, la partie basse et gauche du tableau représente, comme en une frise, neuf têtes de loup rouges, gueules ouvertes, hurlant ou crachant du feu. Des lettres peintes sur leurs cou forment AIUTO, « à l’aide » en italien. L'extrémité gauche du tableau est close de la même manière que pour le premier panneau, par un jeu de flèches qui suggèrent un retournement. Quelque soit le niveau d’érudition des références à l’œuvre dans ce tableau, il ne faut pas occulter ce qui tient ici du cartoon ou des fumetti populaires italien - la suggestion du mouvement, la violence crue de la scène, les figures qui tiennent de l’épouvante et du fantastique plus que du mythologique y doivent beaucoup. L’étrangeté de l’œuvre s’appuie en grande partie sur sa composition : le titre, en mettant sur le même plan le sujet (meurtre) que le principe formel de sa représentation (réversible), exige du spectateur de ne pas se laisser seulement aveuglé par la puissance de la scène, mais bien aussi par la puissance formelle de cette réversibilité qui structure et justifie la construction en diptyque du tableau. Effectivement la fenêtre à laquelle peut être assimilé le premier panneau se renverse pour, dans le second panneau, montrer la même scène d’un point de vue censé être le point de vue opposé. Si la réversibilité annoncée par le titre a pour sens la présentation de points de vue opposés sur la même scène, cela signifierait que le second tableau est le représentation du point de vue du premier, la représentation de ce que le premier panneau voit Dans une certaine mesure, le second panneau correspond bien à ce point de vue du premier panneau sur l’espace qui le regarde : l’auditoire de loups affamés rejoue bel et bien la figure du spectateur. Via cette mise en abîme le spectateur est assimilé à un public féroce, qui se repaît de la souffrance d’une figure qui lance en vain son aiuto. Toutefois, si on interprète la notion de réversibilité de cette manière, la symétrie que suggèrent les inscriptions recto-verso est fausse : sur le deuxième panneau, nous continuons à voir la scène de crime du premier panneau, cette fois enfermée dans une architecture qui tient de la prison ou de la forteresse, alors qu’on devrait y tourner le dos. Alors, le deuxième panneau correspondrait peut-être à l’arrière du premier panneau, à la face plaquée au mur. Cependant, le premier panneau ne nous offre pas la vue d’un espace domestique ou du moins intérieur que suggère la fenêtre du second panneau, mais bien toujours cette atmosphère de jungle humide. La réversibilité du tableau ne se situe ni dans le retournement de la face plate qu’est l’œuvre ni dans le renversement du point de vue dont l’image qu’il porte est l’origine. Le va-et-vient entre les deux panneaux – parce-que ponctué par cette alternance contradictoire entre espace extérieur et espace intérieur - fini de semer le trouble dans la perception du spectateur qui ne trouve sa place nulle part, et qui ainsi se trouve comme enfermé dehors. La dimension dans laquelle le deuxième panneau est le revers du premier n’est pas la nôtre, il doit s’agir de ce monde plat de la peinture. La participation de la peintre à ce monde ne doit pas se faire suivant une logique de maîtrise, tant les flèches dont elle barre la toile nous orientent moins qu’elles nous font ressentir l’opacité et la matérialité muette de cette surface comme par magie, imageante. Le deuxième tableau, Demain, les cendres (216 x 180 cm), est bien ultérieur (2015) et correspond à la deuxième partie de l’œuvre d’Hélène Delprat, c’est-à-dire après la période de refondation 1988-2009. L’espace de la toile est couvert d’un ensemble informe de taches multicolores amalgamant un fond jaune clair liquide et délavé. De cet amas apparaît un peu au dessus du centre du tableau une face ronde et blanche qui ressemble à un crâne, borgne, donc l’oeil unique est cerclé de bleu. Dans le coin supérieur droit, un chandelier noir se découpe distinctement, rompant le registre pictural du tableau par un trait net, proche d’un croquis d'architecte ou de décorateur. À gauche, symétrique au chandelier, un œil regarde en direction du spectateur, rayonnant d’une lumière noire. La platitude du tableau est, cette fois-ci totale, aucun autre espace que celui de la toile maculée n’est présent. La profondeur du tableau tient non pas de la représentation artificielle et savante d’un espace en trois dimensions, mais de la profondeur picturale et matérielle d’une mare stagnante et sans fond. La faible quantité de peinture souvent très diluée, fait de la toile un espace liquide, comme une flaque, dont les forces lentes de la stagnation font émerger une figure en décomposition. Seul point fixe dans ce tableau peint comme l’on se noie : le chandelier. Cette source lumineuse rayonne, comme l’œil à sa droite, d’une lumière noire. À rebours de notre regard porté sur le tableau, noire comme sur le négatif d’une photographie, cette lumière est la marque de la césure entre le champ de nos existences réelles et le champ pictural. Le tableau émet sa lumière propre, négatif de notre lumière blanche. Affirmant une obscurité paradoxalement lumineuse, il nie à notre lumière son pouvoir éclairant. L’autonomie du tableau est affirmée par les caractéristiques optiques de sa matérialité picturale. Le tableau regarde plus qu’il n’est regardé et ainsi, peut-être, se peint plus qu’il n’est peint. Comme Meurtre réversible, la représentation d’une figure de la mort fait s’ériger le tableau dans un au-delà obscur qui n’est pas le présent de l’existence du spectateur. La figuration, l’apparition de l’image au centre de la toile, semble presque fortuite, à la manière d’un rond dans une eau calme, dont l'existence furtive est tendue entre deux évanouissements. L'apparition qu’est le tableau advient dans un trouble temporel, l’au-delà dont provient la figure qu’il porte vient de l’après radical et sans retour de la mort. L’image est ce qui effectue ce retour impossible sur le mode de la réminiscence. Le titre en forme de vanité joue bien cette ambiguïté temporelle d’une projection vers un futur synonyme d’une réduction en poussière, poussière ou cendre dans lesquelles pourront toujours apparaître une image. Le troisième tableau J’adore Barnett Newman, est relativement proche du précédent: son exécution est de deux années postérieure. Il s’agit cette fois-ci d'une immense toile de neuf mètres soixante-dix de long par deux mètres trente-cinq de haut. Le tableau ne tient pas de la fenêtre : l’embrasser d’un seul regard est presque impossible. Nous ne pouvons appréhender ce tableau que par détails, suivant des zones sans délimitations nettes, qui traduisent moins une composition que les moments et les espaces de sa réalisation progressive. On peut délimiter environ quatre zones : au centre, sur un fond vert, deux figures noires debout et de profil, stables sur leurs appuis, anthropomorphes et symétriques, regardant vers le ciel. Elles entourent une tête qui flotte au milieu d’un nuage de fumée. À droite une zone comme liquide, rose, dégorge de la toile, charriant des fleurs schématiques au visage souriant et de petites silhouettes de cavaliers médiévaux qui se répandent et parsèment les presque dix mètres du tableau. Tout à droite, une fontaine verte et dorée inonde à son tour le tableau de figures émoji et de gouttes multicolores. De l’autre côté, tout à gauche du tableau et sur les trois-quarts de sa partie supérieure, un quadrillage, comme un tissu écossais, fait de fils rouges, noirs et bleus, sert de trame sur laquelle se décrochent des figures rieuses et des gerbes claires d’eau ou de feu. Ca et là, des chaînettes argentées mêlées à des gouttes dessinées ou projetées finissent de saturer la toile. Comme pour Demain, les cendres le tableau s’appuie sur un fond liquide et clair, mais ici, les figures flottent plus qu’elles ne s’amalgament à la surface d’une eau stagnante. L’immensité du tableau rend sensible la folie de la tâche que s’est donnée la peintre, d'autant plus qu’elle ne semble pas y répondre par une composition à l’échelle de ce format. Au contraire, Hélène Delprat semble y répondre par la construction obsessionnelle d’éléments répétés proches du décor ou de l’ornementation. L’ambition de peindre ne s’appuie pas sur un projet d’image ou de composition à réaliser, mais plutôt sur l’ambition d’en découdre avec la surface immense d’une toile ainsi recouverte de motif variant à l’envie, comme laborieusement tissée par une géométrie approximative. Le flot d’images dessinées que charrie la peinture est de l’ordre d’un dessin clair et schématique proche du cartoon, de l’illustration et des émoticônes. L’ensemble immense et sans cadre interroge le spectateur quant à la nature du regard à adopter face à ce tableau. Peut-être est ce un regard de lecteur qui est nécessaire pour se repérer dans cette sorte de carte à taille réelle qui ferait le relevé d’un monde étrange, découpé en espaces plus ou moins homogènes, et balisé de sigles au sens obscur. Mais s’orienter dans cette carte, y cherche des repères, des balises pour l’orientation dans cet autre monde dont elle recenserait sous nos yeux le relief, se heurte à l’étrange abstraction faite de motifs enfantins et de coulures hasardeuses. Les détails, même si la précision de certains d’entre eux emprunte au schéma ou au symbole typographique, côtoie d’autres détails, informes et involontaires, que sont les giclées hasardeuses de peinture. Le semblant de cartographie que peut évoquer la toile se heurte à l'abstraction irrationnelle qui préside à une bonne part de sa réalisation. Alors peut-être les repères que constituent les dessins au trait clair et franc parsemant la toile, de même que les diverses constructions géométriques, dans leur alternance avec une gestualité libre voir expressionniste, sont autant de repères pour quadriller un espace réel non pas extérieur, mais l’espace réel de la toile elle-même, en train de se faire et en train d’être vue. La toile, et la difficulté hallucinatoire que nous avons à l’aborder, résulte d’une tension : qui fait la peinture ? Qui de la peintre ou de la peinture domine ou conduit l’autre ? Il n’est pas évident que ce ne soit pas la peinture elle-même qui ne sorte gagnante de ce face à face. En effet, le titre enfin, J’adore Barnett Newman, clôt tout espoir de compréhension thématique de la toile. Il évoque à la première personne un goût pour Barnett Newman visiblement non retranscrit dans la toile que nous avons sous les yeux, si ce n’est peut-être par son format. Delpart affirme ici à nouveaux frais l’autonomie de la peinture sur la peintre elle-même : quel que soit le goût de la peintre, ce qu’elle peint, c’est ce qui s’impose à elle dans le temps de peindre, et c’est ce qui s’impose ensuite au spectateur. En définitive, si on cherche un unique concept à partir duquel on pourrait non pas résumer mais déplier les analyses faites de ces trois tableaux, c’est celui d’excès qui doit être opérant. Les sujets, d’abord, de ces peintures en sont tout une figure : la présence de la mort sous forme du meurtre ou de la décomposition, ou bien des situations festives avec leur lot d'explosions. Et ces figures de l’excès sont systématiquement construites par une débauche formelle de couleurs, de détails, par la démesure des formats. De manière plus radicale, cette notion d’excès peut permettre d’aborder l'iconoclasme qui préside à la composition des tableaux d’Hélène Delprat. On sait que le sol de son atelier est jonché d’images photocopiées, que l’artiste classe et organise de nombreuses reproductions d’images qu’elle montre parfois de manière informelle sous forme d’expositions de photocopies, enfin Delprat fréquente le fond Maciet, Bibliothèque du Musée des Arts Décoratifs, qui rend accessible un fond d’images classées par thème à la manière d’un google image de papier. Ce type d’images dont l’artiste fait une consommation quasi boulimique se retrouve dans ses tableaux : figures de chevaliers ou de monstres, éléments d'architectures, de mobilier ou de décor, fleurs, animaux, motifs en tous genres. Ce que l’on retient de ces emprunts n’est pas le goût érudit pour une iconologie historique, mais plutôt la valeur d’usage que cette accumulation pléthorique d’images recèle dans l’œil et dans les mains d’Hélène Delprat. Ce flux d’images est employé dans un excès nécessaire au dépassement de leurs formes particulières, pour venir se fondre dans la totalité picturale, informe, du tableau en train de se faire. L’excès qualifie ainsi autant la quantité d’images mobilisées par la peintre, que la manière qu’elle a de les consommer : elles sont travaillées au corps pour apparaître dans ses tableaux avec le sentiment simultané et, par là, paradoxal du lointain et de l’actualité de leur origine. L’excès en vient donc à qualifier l’apparition même d’images figuratives au sein de cette matrice qu’est le travail matériel de la peinture. Dans l’excès pictural qui charge la toile les figures que nous y reconnaissons s’y sont amalgamées comme d’elles-même. De la même manière que nous reconnaissons des figures dans un ciel nuageux ou dans les veines du bois, le geste pictural de Delprat travaille à la frontière de l’intentionnalité : l’image faite de sa main est toujours en même temps acheiropoïète - non faite de la main de l’homme. Le travail obsessionnel du motif, quadrillage, imitation du bois, en sont des exemples patents. L’apparition de l’image se fait donc dans un excès du travail de la matière par la peintre, et l’image, par là, s’impose. Ce trouble dans l'intentionnalité qui préside à la réalisation du tableau suscite, par voie logique de conséquence, un trouble dans l’adresse et donc dans le sens que le spectateur peut trouver en lui. Déjà, du côté de la peintre, l’acte de peindre emprunte au délire ou à l’hallucination, puisque ce qui est fait de sa main entretient avec la peintre un rapport d’étrangeté. On trouve à ce sujet, cité dans un des dessins radiophoniques d’Hélène Delprat : “Style : créer dans sa langue une langue étrangère”. Il faut être attentif à ce sur quoi porte le pronom possessif ; sur la langue personnelle, intérieure peut-être, et qui fait porter l’étrangeté non pas sur le monde avec lequel l’artiste serait prétendument en conflit, mais sur cette langue intérieure. La structure spécifique de ce conflit fait donc se situer le travail de l’artiste dans un rapport d'étrangeté à soi-même. La peintre peignant est donc celle qui parle à la perfection une langue étrangère, étrangère à sa propre langue, une langue subie dans son étrangeté, en même temps qu’énoncée. Par là, du côté de ceux qui regardent, l’expérience de la peinture d’Hélène Delprat serait similaire à recevoir une parole qui ne leur est pas adressée. C’est-à-dire, comme pour bon nombre d’oeuvre d’art, d’abord la perception d’un sens et ensuite l’incapacité d’affirmer une signification précise, mais aussi, de manière plus spécifique et originale, l’adresse impossible que signifie une étrangeté radicale qu’aucune traduction ne pourra lever. Où est Hélène Delprat ? La discipline quotidienne qu’exige une telle peinture - silencieuse, excessive, hallucinatoire -, suppose en même temps une certaine forme de lâcher-prise voir d’oubli de soi. Ce paradoxe trouve sans doute ses origines dans une série de questionnements fondamentaux relatifs au sens de l’activité de peintre, menés par Delprat à partir de 1988. Des phrases aussi violentes, peintes à la surface même de la toile, telles que Où est la peinture, Anonyme, Youpi encore raté, poussent la peintre dans ses retranchements les plus profonds, et exige de trouver une justification absolue au travail. Mais dans cette forme de masochisme, le salut réside dans la parole qui accable. Si ces inscriptions sont aporétiques - parce qu’elles demandent une réponse qui serait, au fond, celle qui justifierait une bonne fois pour toute le sens de toute pratique artistique - ces inscriptions sont néanmoins peintes à la surface d’une toile, affirmant ainsi la permanence de l’activité de peindre malgré sa remise en question. Ce qui ressort de la violence de ces questionnements, c’est la nécessité d’une peinture que l’on pourrait qualifier de personnelle et d’existentielle, dont l’essence réside dans le fait de réengager quotidiennement toute la tâche qu’elle signifie dans toute son ampleur. À ce titre, Delprat évoque son travail comme la constitution d’une “chambre à soi”: espace clos, protégé, qui permet de prendre le risque d’une certaine inconscience. Il n’est pas anodin que ces questionnements qui permettent à Delprat d’atteindre quelque chose comme un essentiel de sa pratique, adviennent au moment où la peintre quitte sa première galerie. Développer sa peinture comme elle l’entend suppose un certain positionnement social. Réaliser certaine forme, peut-être celles qui demandent un oubli de soi, un lâcher prise, exige un certain contexte au sein duquel l’artiste peut se permettre ce type d’attitude. Le premier choix qui préside à ce positionnement consiste à se tenir loin d’une galerie que l’artiste juge “patrimoniale”. Tenter de comprendre ces choix relatifs à un positionnement de l‘artiste dans le champ social de l’art revient à tenter de comprendre les conditions d’existence de son œuvre. S’il y une différence entre les choix sociaux et les choix plastiques de Delprat, ils ne sont pas à hiérarchiser pour autant : il n’y a pas d’un côté les choix éthérés, hors-sol, de l’expression plastique et, de l’autre, des choix platement stratégiques, comptables, d’un engagement avec telle galerie, tel collectionneur. Les choix plastiques ne sont pas séparables des choix sociaux qui les font exister, et il s’agit pour nous d'appréhender l’attitude dont ces choix découlent. Se rapporter à l’œuvre d’une artiste, ici Hélène Delprat, exige de la positionner dans un champ plus large qui est celui des productions artistiques de son temps, des lieux qui les font exister en les montrant, autrement dit du champ dans lequel l'artiste elle-même évolue. Ce qui peut apparaître comme un élargissement du discours critique est une manière plutôt de ne pas le restreindre, en étant sensible à la totalité de l’expérience que l’œuvre propose au spectateur et demande, au cours de sa réalisation, à l’artiste. Il s’agit de tenter de comprendre de manière très concrète la teneur des choix dont une seule interprétation esthétique ne saurait rendre l’ampleur et la complexité, voir même, les occulterait. Tout d’abord, si l’on s’en tient à une analyse du discours d’Hélène Delprat, il est significatif de constater que, lors de prises de paroles publiques (interview, cours, conférences), elle se rapporte à son travail suivant la notion de goût. Elle dit plus spécifiquement revendiquer un “mauvais goût”, non pas en s’arrêtant simplement à la logique de renversement des valeurs sociales que suppose cette idée d’un goût mauvais, mais en donnant à ce mal toute la radicalité de sa valeur conceptuelle. Revendiquer un mauvais goût, c’est refuser un goût de l’artiste, nécessairement bon, qui tirerait le travail du côté du divertissement et du décoratif. Par ailleurs, elle récuse volontiers la notion d’art contemporain dans les exigences formelles qu’une telle notion peut accepter. Pour se soustraire à une telle domination formelle elle refuse le statut “d’artiste professionnel” et dans ce sens n’hésite pas à traiter ses étudiants de “vieux cons” lorsque leurs propositions cherchent à cacher leur caractère hasardeux ou hésitant derrière un fini, un lisse, une finition léchée, des formats réduits et, par là, maîtrisables. Autant de choses que Hélène Delprat n'hésite pas à qualifier comme “ça fait très fiac” où “ça fait très paris photo”. Derrière une apparence de provocation, ces allégations répétées, ont le mérite de proposer une certaine lecture du champ de l’art contemporain. En tout point, Delprat aborde ce champ comme structuré par un concept fondamental, qu’elle ne nomme pas, et qui est celui de l’académisme. En effet, d’un point de vue formel, l’académisme - c’est-à-dire les attentes de l’Académie qui organisait les Salons en France au XIXe siècle- peut être ramené à une exigence de fini, de soigné, de propre, dans l’exécution des tableaux. (Pierre Bourdieu, Manet, une révolution symbolique, ed Raison d’Agir/Seuil, 2013, pp 212-214). Cette marque formelle de l’académisme des peintres pompiers, dans la mesure où elle est l’objet même de la critique que Delprat adresse aux foires, tend à prêter à ces institutions commerciales une valeur normative, qui a priori, est le propre d’institution officielles telles que, autrefois, l’Académie. De plus, le refus de se situer au sein d’un groupe (jeune elle refuse de se revendiquer de la trans avant-garde ou de la figuration libre) révèle toujours, dans ce sens d’un anti-académisme, le refus catégorique d’une école à laquelle un artiste appartiendrait et qui tendrait à lisser sa pratique en la plaçant sous la houlette d’un maître. Plus largement, refuser un statut “d'artiste professionnel”, c’est refuser de se voir donner une fonction, c’est refuser de subir un “acte de désignation créatrice qui fait exister ce qu’[il] désigne conformément à sa désignation : “tu es ce que je dis que tu es, et tu es ce que tu dois être”” (Pierre Bourdieu, Manet, une révolution symbolique, ed Raison d’Agir/Seuil, 2013, pp. 228-229). En somme, c’est refuser une définition de l’académisme en tant qu’élément de structuration non seulement de la pensée artistique (rapport au maître) mais également de sa valeur structurante de l'espace social. De plus, lorsque Delprat revendique un mauvais goût ou récuse l’idée d’artiste professionnel c’est une manière de ne pas faire concorder une attente - celle d’un public vis-à-vis de ce que serait l’art contemporain - et une proposition - celle d’une artiste qui refuse un goût qu’elle reconnaît comme normateur dans l’art contemporain. Ainsi, une partie du sens du travail d’Hélène Delprat se situe dans un brouillage des références, et donc des publics légitimement concernés par celles-ci. Le travail de l’artiste se situe à la croisée de plusieurs faisceaux de références : ceux d’une culture classique avec des citations claires de peintres de la Renaissance italienne (Piero di Cosimo, Fra Angelico), des artistes modernes et contemporains (Barnett Newman, Sigmar Polke), et des personnalités du showbiz (Liberace, Chanel etc.). Le travail d’Hélène Delprat est un lieu de déplacement et de croisement des registres – au risque de ce mauvais goût qu’elle revendique – et fait de l’expérience de la toile une expérience de déplacement socio-visuel. La diversité et le nombre de ces familles de références peuvent être identifiées comme la marque de cet anti-académisme que nous avons relevé : un goût marqué à ce point par un caractère hétéroclite suppose un rapport transgressif à l'ensemble de ces familles, ce qui est contraire à une logique de respect et d’inscription du travail dans un héritage linéaire et historiquement maîtrisé. Mais plus précisément, cette stratégie de déplacement ou de croisement des registres de références et de leurs publics à l’œuvre dans les pièces d’Hélène Delprat, correspond à l’attitude parodique que Pierre Bourdieu reconnaît à Manet : “le changement de lieu, c’est-à-dire le changement de relation entre l'émetteur et le récepteur, entre le statut social du récepteur et le statut social de l'émetteur, peut donc entraîner un changement de la signification d’une œuvre. Et on peut se demander si l’effet de parodie que produit Manet n’est pas inscrit dans le fait même de présenter au salon une chose qui n’y a pas sa place” (Pierre Bourdieu, Manet, une révolution symbolique, ed Raison d’Agir/Seuil, 2013, p.59). En effet, l’expérience visuelle de bon nombre de toiles de Delprat ne peut être pensée en dehors de cette logique parodique tant les formes qu’elles emploies s’appuient sur la convocation d’univers contradictoires à ce que l’artiste entend par art contemporain. Le rapport à la reconnaissance qu’entretient l’artiste est à interpréter dans ce sens : les institutions qui sont à l’origine de la notoriété d’Hélène Delprat peuvent être analysées comme revendiquant à la fois une certaine marginalité à l’égard des institutions dominantes comme les Musées nationaux, les galeries internationales les plus importantes ou les foires mondialement suivies, tout en étant des acteurs à part entière du champ social de l’art. C’est-à-dire des acteurs dont la position de marginalité ne consiste pas d’abord en l’émission d’une parole contestataire à l’égard du centre du champ auquel ils appartiennent, mais une marginalité qui permet avant tout de montrer des oeuvres et des pratiques pour une part venues de l’extérieur et qui échappent au noeud de contraintes qui défini le centre du champ. Cette existence en périphérie, en marge, permet seule d’opérer des déplacements et constitue donc la condition d’une attitude parodique. Ainsi, il est d’abord significatif que l’artiste quitte la galerie Maeght parce-que, précisément, elle plaçait la jeune artiste dans une situation de filiation directe avec des artistes dont elle ne contestait pas l’oeuvre, mais la potentielle hégémonie (Les travaux et les jours, Ed. Dilecta, Paris, 2017, p. 164 “C’était une galerie patrimoniale, les artistes (Giacometti, Braque, Miro, Calder) avaient fait partie de la famille. La présence de ces morts était étouffante et c’est sans doute pour cela que je suis partie”), ce qui aurait rejoué la structure en école de l’académisme. En 2008, elle accepte d’être représentée par la galerie Christophe Gaillard précisément parce qu’elle juge ce galeriste comme ne correspondant pas à la figure archétypale du marchand. En substance, Hélène Delprat justifie son choix d’être représentée par Christophe Gaillard parce qu’il est “fils de musicien, qui a à cœur de défendre ses artistes et qu’il s'efforce d’imaginer une ligne propre à sa galerie au-delà de celles proposées par des galeries plus classiques et des expérimentations propres aux centres d’arts publics” (idem, p.164). Ensuite, il est également significatif que son exposition monographique la plus importante est eu lieu à la Maison Rouge. Cette fondation privée qui n’est pas une fondation d’entreprise s’est distinguée notamment par la promotion de l’art brut et plus généralement de formes artistiques en marge des propositions hégémoniques du marché. Différents engagements publics de son fondateur Antoine de Galbert revendiquent ce positionnement marginal ; par exemple la pétition qu’il a signée contre l’installation d’une œuvre de Jeff Koons sur le parvis du MAM, ou encore la publication de textes tel que Inside the White Cube de Brian O’Doherty. Enfin, si Hélène Delprat, via son poste de professeur de dessin puis de chef d’atelier aux Beaux-Arts de Paris, appartient à une institution publique de l’art contemporain, sa nomination a eu lieu sous la direction de l’artiste Jean-Marc Bustamante: il est remarquable qu’elle est été nommée professeure par un directeur artiste autodidacte qui a commencé son mandat en supprimant le dénominatif “école” à l’institution qu’il a dirigée pendant trois ans. Cette stratégie de déplacement qui fait qualifier le travail de Delprat de parodique est à envisager dans toute sa radicalité et non comme un jeu savant sur l’art et la culture visuelle au sens large. La pratique d'une peinture figurative par Hélène Delprat se situe en dehors de réflexions théoriques sur le statut des arts de la représentation. Des termes comme post-modernisme, post-structuralisme, trans avant-garde ou figuration libre sont refusés ou tout simplement absents du discours de l’artiste. L’attitude parodique que l’on reconnaît à Delprat réside dans une critique radicale du milieu et dans cette affirmation d’un “mauvais goût “ qui consiste à situer l’origine de la création dans un en-dehors de l’art contemporain. L'affirmation de la pertinence d’un art de la représentation qui est contemporain à la pratique d’Hélène Delprat via les mouvements déjà évoqués de la trans avant-garde ou de la figuration libre ne se fait chez Delprat que sur un mode négatif : c’est par un rapport personnel et frontal à l’acte de peindre que la pertinence d’une pratique figurative peut, en second lieu, être justifiée. Peindre, être artiste, chez Hélène Delprat relève d’un rapport à la création vécu sur le mode de la nécessité. En témoigne également la réponse d”Hélène Delprat à la question de "pourquoi peindre" posé lors d’une interview pour une exposition de l’artiste au Musée des Beaux-Arts de Caen : “je suis toujours vivante”. En témoigne également un goût à la fois revendiqué et non thématisé pour la psychanalyse lacanienne : peindre, créer, a bien à voir avec quelque chose de l'ordre d’une strate profonde de l’existence et non d’un jeu ou d’une maîtrise professionnelle d’un champ de l’activité humaine. Ainsi cette pratique libre de la figuration et ce positionnement parodique dans le champ de l’art contemporain formulent une critique du jeu sérieux et détaché de tout enjeu personnel propre à une acceptation philistine de l’art. La voie qui est celle d’Hélène Delprat serait bien celle qui, “par un accident de la génétique sociale, surgissant dans l’univers policé du jeu intellectuel [...] introduit dans le jeu de la culture des enjeux et des intérêts qui n’y sont pas de mise ; qui se prennent au jeu au point d’abdiquer ce minimum de distance neutralisante qu'implique l’illusion ; qui traitent les enjeux des luttes intellectuelles [...] comme une simple question [...] de vie ou de mort. C’est pourquoi la logique même de jeu leur a d’avance assigné des rôles, qu’ils joueront tous aux yeux de ceux qui, sachant se tenir dans les limites de l’illusion intellectuelle, ne peuvent voir autrement, que celui de l’excentrique ou celui du malotru.” (Pierre Bourdieu, La distinction, critique sociale du jugement de goût, Paris, ed Minuit, 1971, p. 57). Si l’œuvre d’Hélène Delprat est à envisager comme une œuvre qui n’abdique pas “ce minimum de distance neutralisante qu’implique l’illusion”, Delprat semble jouer consciemment ce rôle de “ l'excentrique ou de la malotrue”. Son ironie, son humour, son rapport au vêtement et à l’autoportrait, sont une appropriation de ce jeu que Bourdieu présente comme joué passivement par les artistes. Ainsi, dans le cas de Delprat, il s’agit de jouer un double jeu : partant du jeu que l’art fera jouer à celui qui n’aborde pas l’art comme un jeu, il vaut mieux se jouer de ce jeu que l’art est pour certains, de manière à libérer son travail du dérisoire que ce jeu, subit, implique. Jouer ce double jeu doit permettre in fine à l’artiste de n’en subir aucun : consciente de porter un masque, et non de s’en faire plaquer un, toute son attitude consiste à jouer de cette séparation entre présentation et invention de soi, entre mensonge et vérité. Clément Bouissou Au sujet d’Urs Lüthi I. Sujet Ne disons pas tout de suite que Urs Lüthi travaille sur le genre, sur la vieillesse, le travestissement, l’autoportrait, la confusion de la vie et de l’art. Faisons d’abord le constat que Urs Lüthi a développé une pratique artistique qui met en jeu une diversité de média. Parmi eux la photographie bien sûr, mais aussi la sculpture, la peinture et aussi certains choix affirmés en termes de scénographie d’exposition. Commençons par ce constat relatif aux techniques employées par Lüthi plutôt que de s’installer d’emblée dans le face-à-face que rejoue sans cesse l’artiste avec son sujet. Sujet que nous sommes tentés spontanément de nommer Lüthi lui-même, sujet que nous voyons apparaître pour la première fois dans la série de photographie The Number Girl. Du point de vue du sujet cette œuvre de Lüthi a valeur de commencement, et cet apparition inaugurale a pour forme la technique photographique. Ce sujet lüthien est donc, au moment de la série The Number Girl, indissociable de sa valeur photographique. Comment comprendre cette caractéristique essentielle ? Sans doute le sens commun attache la notion de sujet à celle de photographie via la notion de documentaire. Dans le cas du documentaire entendu comme reportage engagé politiquement ou socialement le sujet correspond à ce qui est à défendre où à dénoncer. Le sujet de la photographie documentaire intervient dans un sens utilitaire donné au médium photographique, celui généralement d’un positionnement politique. Le sujet, c’est-à-dire ce que nous voyons dans l’image, s’y trouve moins pour ce qui fait sa singularité que pour ce qui le rattache à une cause, celle par exemple de l’injustice sociale. Par analogie avec le sujet grammatical nous pourrions dire que le sujet de la photographie documentaire participe à une phrase photographique dont le verbe serait un verbe d’action (politique) et dont l’objet serait le spectateur (à sensibiliser, à convertir). Un exemple canonique est celui de Dorothea Lange : nulle part la photographe ne semble envisager son médium autrement que comme cet outil de sensibilisation, de dénonciation de la situation des paysans des Etats du sud pendant la Grande Dépression par exemple. Ici la photographie est transitive : un sujet permet de dénoncer une situation politique ou sociale. Il est significatif sur ce point que Dorothea Lange place en légende de certains portraits qu’elle réalise de ces paysans des citations des paysans eux-mêmes décrivant la misère et l’urgence de leurs situation : ce qui apparaît dans l’image, son sujet, est rabattu sur ce qu’il a à dire, à revendiquer, à dénoncer. Lüthi photographe se situe au plus loin d’une Dorothea Lange. En effet d’un point de vue social la photographie de Lüthi n’est pas réalisée comme Lange pour répondre à une commande faite en l'occurrence par la F.S.A., Farm Security Administration, agence gouvernementale créée par Roosevelt pour venir en aide aux réfugiés et au sein de laquelle travaillaient plusieurs photographes. Les photographies de Lüthi appartiennent socialement au champ de l’art. De ce point de vue il faut questionner pouvoir pour évacuer des photographies de Lüthi toute notion d’utilité, politique par exemple. Si ses photographies ont souvent été assimilées à un engagement politique sur la notion de genre un tel engagement a toujours été démenti par l’artiste (1). Le sujet lüthien n’est pas pris dans la structure transitive d’une photographie documentaire. Et si à la transitivité s’oppose l’intransitivité il faut envisager le sujet photographique de Lüthi comme le sujet de la photographie même. Envisager le sujet lüthien comme figuration du médium photographique lui-même, c’est-à-dire envisagé seulement sous l’angle de l’évidente représentation du réel que produit cette captation, cette transparence du support technique et sa réciproque : le fait que toute photographie donne quelque chose à voir du monde. Lüthi se trouve donc au cœur du paradoxe qui fonde la photographie en tant qu’art. Si d’une part la photographie artistique peut chercher par cette caractéristique même à se désigner seulement comme médium, c’est-à-dire répondre d’un certain formalisme sous forme d’une abstraction autoréférentielle, elle ne peut jamais céder complètement à ce formalisme puisqu’elle ne demeure elle-même qu’au nom de cette captation, de ce quelque chose qu’elle donne toujours à voir du monde. La mise en abyme, l’autoréférenciation qu'accomplit toute photographie artistique est toujours en même temps brisée par sa capacité première à montrer quelque chose du monde. Dès lors le sujet de la photographie artistique à laquelle Lüthi appartient procède de ce paradoxe. La sujet lüthien, en tant que photographique, est autant donné que construit. Déjà donc nous disons d’une part que l’œuvre de Lüthi a pour constante l’utilisation de plusieurs media, et d’autre part que l’image photographique nous permet de décrire à fond le sujet lüthien. En effet cette structure photographique du sujet lüthien nous permet avant tout chose de déjouer toute opposition simpliste entre fond et forme qui conduirait à considérer le travail de Lüthi comme une grande variation formelle autour d’un même thème : le moi de l’artiste et sa valeur tantôt biographique, mythologique, ou politique. Autrement dit nous excluons l’idée que Lüthi cherche à construire et à transmettre quelque chose de l’ordre d’un message. Ce que nous mettons en place c’est une question plus ample qui est celle des modalités de représentations du sujet. Effectivement si la notion de représentation en photographie peut être assimilée à une figuration par ressemblance au réel (2) sur le mode de la fidélité, en ce sens que la portion de réel captée par un appareil photo est reproduite exactement, il est en même temps manifeste que la photographie n’est pas le réel. Mais plus que jamais en photographie nous serions tentés de faire confiance à l’image tant sa technique est précise voir transparente. Cette transparence de la captation photographique peut même occulter en partie le fait que l’image n’est pas ce qu'elle représente. Parce qu’elle se rapproche d’un trompe-l’œil parfait la photographie est à considérer comme quelque chose de l’ordre d’un mensonge. C’est en ce trouble propre au traitement photographique d’une figuration par ressemblance que se situe le travail de Lüthi. II. Photographie Revenons sur ce que nous annoncions être le point inaugural du travail de Urs Lüthi, la série The Number Girl réalisée en 1973. Pour mesurer l’importance de ce geste regardons ce qui précède immédiatement cette pièce dans la production de l’artiste : une installation que le jeune artiste présente à Lucerne à la même période. Elle est composée de toute la garde-robe de Lüthi suspendue au mur par des cintres, des vitrines qui font l’inventaire des possessions de l’artiste et quelques images sketches tirées au format de carte postale placées sur un présentoir tel qu’on peut en trouver dans une boutique de souvenir. De manière évidente Lüthi présente à cette exposition des choses dont le registre quotidien et trivial et apparent voir revendiqué. Le visiteur de le cette exposition se trouvait devant une panoplie, une collection d’objets quotidien érigés ici au rang d’indice d’une vie particulière : celle de l’artiste. La particularité ou la singularité de cette vie que l’on ne fait que deviner réside moins dans les objets même que dans le déplacement de ces objets de leur contexte d’origine. Chacun de ces objets renvoie à cette vie par leur valeur d’usage ici suspendue mais montrée par leur usure ou par la scénographie qui rappelle tant celle de la friperie que celle du musée d’archéologie ou d’histoire. La vie même de l’artiste se donne comme un hors-champ paradoxalement essentialisé et banal, par essence impossible à montrer en tant que tel. Non sans ambiguïté cette première pièce fonctionne par la mise en œuvre de moyens importants : un angle conséquent de l’espace d’exposition y est consacré, des éléments complexes de scénographie sont employés, un nombre important d’objets est montré. Cet ensemble de moyens est au service d’une figuration ramenée à sa seule indicialité : ils renvoient à la “vrai vie” de l’artiste parce qu’ils y ont appartenu directement. Semble être invoquée comme vraie vie une suite d’évènement des plus banals et commun à un grand nombre. Partout cette asymétrie entre les moyens objectifs utilisés et la nature de ce à quoi ils renvoient dit une banalité : banalité des objets-indices, banalité de la vie désignée. Mais cette banalité trouve sans doute sa plus forte justification dans les moyens formels et la stratégie de représentation mis en œuvre par Lüthi. La forme de cette œuvre est celle de l’inventaire, c’est-à-dire un regroupement d’un ensemble d’objets reliés ici par leur valeur d'usage dans l’exercice de la vie courante. Ces objets désignent ce à quoi ils renvoient s’ils sont nombreux, autrement dit si l’espace qui les sépare se réduit, se précise et désigne enfin cette vie à laquelle ils appartiennent. Cette forme de l’inventaire, dans son but ici de désigner la vie, ne réussit complètement que lorsque cette somme infinie d’objet reforme et retrouve le flux de l’existence qui les lie. Mais alors leur existence en tant qu’inventaire, en tant que forme disparaît. En tant que moyen artistique de représentation cette pièce est une aporie. Sa pleine réalisation suppose sa disparition qui est un retour à la banalité, à l'anecdotique et à l’insignifiance de toute vie vécue pour elle-même. C’est sans doute à partir de ce constat qu’est produit ensuite la série The Number Girl, véritable premier jalon positif dans le travail de l’artiste. Cette série nous montre un personnage grimé en femme qui au fil de la suite d’images trouve une apparence masculine. De la première pièce analysée, Lüthi garde l’idée d’une pluralité d’éléments (collection, série), il garde aussi l’idée d’une panoplie avec laquelle cette fois il joue directement (travestissement) et enfin l’idée d’indice : les images en tant que photographies conservent une valeur de document, aussi conformiste ou anticonformiste que puisse être l’emploi de cette valeur documentaire, et attestent donc de l’existence ambiguë, joueuse, voire trompeuse de ce personnage. Mais à la différence de la première œuvre analysée, il ne s’agit dans The Number Girl que de photographie, et un motif central se dégage, celui du travestissement. Plus frappant encore, le hors-champ trop banal, trop anecdotique pour venir exister en tant qu’œuvre est ici dépassé par une incarnation : ce personnage séducteur qui nous regarde. Un sujet, Lüthi lui-même, apparaît frontalement, par l’entremise apparemment nécessaire du médium photographique. The Number Girl se différencie fondamentalement de la première installation de Lüthi par un choix clair en termes de stratégie de représentation. Les objets que nous avons sous les yeux ne suggèrent pas une absence mais montrent quelque chose par le biais d’un support technique d’enregistrement ou de captation. La figuration cesse d’être seulement indicielle pour retrouver une valeur de ressemblance. Contrairement aux circonvolutions aporétiques de la première œuvre, The Number Girl tranche et place sous nos yeux, avec toute la puissance et la simplicité de la photographie, ce sujet Urs Lüthi. Le médium photographique fait faire à Lüthi ce saut vers l’incarnation que son œuvre précédente, par sa structure d’inventaire, rendait synonyme d’une disparition de l’œuvre elle-même. Parce que la photographie figure le réel sur un mode irréductiblement ressemblant, parce qu’elle donne toujours quelque chose à voir du monde, elle renverse littéralement l’enjeu de la première pièce et commence par résoudre ce que celle-ci ne pouvait pas faire : nous mettre face au sujet de cette existence. Ainsi The Number Girl résout par l’évidence ce que l’installation de Lucerne résolvait par sa propre disparition. La réalisation de The Number Girl est donc pour Lüthi une double rencontre : celle avec la photographie qui lui permet par son statut de medium la rencontre avec ce sujet-lui-même. La manière par laquelle Lüthi nous met et se met en présence de ce sujet témoigne d’une conscience aiguë des modalités proprement photographiques de cette mise en présence. Maintenant qu’un face-à-face est possible, le sujet de la série d’image se dérobe et se joue de ce face-à-face en se travestissant. Ce travestissement, à y regarder de plus près affecte moins la question du genre que celle d’une identité individuelle, d’abord parce que Lüthi n’imite pas les attributs d’une femme mais une femme amie bien précise (Ecki que l’on retrouve directement figurée dans d’autre photographies, par exemple My face behind Ecki’s). L’éventuelle perte d’identité à laquelle Lüthi jouerait ici est donc moins une remise en question du genre que la confrontation avec une altérité précise, singulière et identifiée. De plus, si perte il y avait, difficile de dire si elle s’effectue dans le sens de lecture de la série ou à rebours. Lüthi avance certes vers une apparence masculine mais par un jeu de retranchement d’une part : il perd ses cheveux, et d’autre part il revêt petit à petit une épaisse couche de maquillage qui ne fait ainsi jamais rimer sa transformation en un retour à une identité première. L’évolution que nous donne à voir Lüthi est ambiguë puisque à aucun moment le masque ne tombe pour révéler qui que ce soit. La valeur de documentation voire d’authentification de la photographie est ici remise en question par le sujet de la photographie qui, se travestissant, est par définition inauthentique, non conforme à lui-même. Par voie de conséquence c’est la photographie elle-même dont on en vient à douter. Dans la mesure ou Lüthi se présente par les moyens de la photographie en se travestissant c’est du pouvoir mensonger de l’image photographique qu’il joue. Travestissement et mensonge sont autant de détours, de mises à distance par rapport à la réalité du sujet et de son existence mais qui permettent à Lüthi sa représentation. En somme le sujet d’Urs Lüthi, ce lui-même qu’il réinvesti toute sa vie, se donne par un détour, une distance instaurée par un jeu de travestissement qui vient remettre en question le pouvoir d’authentification de la photographie. Cette série, The Number Girl, est conjointement l’apparition du sujet lüthien et le premier recours à la photographie comme médium. Si ce sujet (lui-même) dépassera le seul médium photographique, il n’en demeurera pas moins que cette distanciation nécessaire à l’apparition du sujet se sera structurée par le recours inaugural à la photographie. Sans chercher à indexer la sculpture ou l’ensemble de la production de Lüthi sur la photographie, il faut admettre que quelque chose, dans le processus photographique, et qui relève au moins d’une mise à distance, est opérant au-delà de ce médium et est valable pour toute l’œuvre de Lüthi. III. Fiction Le travail d’Urs Lüthi s’ouvre à l’artiste par l’instauration d’une distance. Distance avec ce lui-même qui vient ainsi se constituer en sujet, de la photographie. Plus largement cette distance qui fait naître ce sujet-personnage ouvre à Lüthi l’espace de son œuvre et nous fournit le mode de notre rapport à celle-ci. Qu’il s’agisse des œuvres qui mettent en jeu la technique photographique, de moulage, ou de caricature (on pense ici au rares tableaux de Lüthi) notre appréhension de celle-ci se fait toujours par le ressenti d’une double certitude dont chaque termes contredit l’autre. Premièrement nous reconnaissons toujours Lüthi, ses traits nous sont bien familiers et sont bien là devant nous. Deuxièmement nous savons que ce n’est pas Lüthi mais un objet parce qu’il s’agit d’une œuvre (sculpture, photographie) et parce que ce Lüthi que nous voyons est travesti, c’est un personnage. L’œuvre de Lüthi est à ce titre un espace fictionnel puisque cette ambiguïté ou cette contradiction ressentie à l’abord de son œuvre tient au fait que l’œuvre maintient en suspens la question de l’existence réelle du sujet de la représentation (ce personnage que nous voyons dans l’image et qui n’existe que en tant qu’image) sans nier que cette représentation s’appuie sur une valeur technique d’indice, qu’elle désigne nécessairement quelque chose qui a existé dans le monde. Cette ambiguïté première est fondatrice de chaque œuvre et connaît en chacune d’elles des prolongements différents. Citons ici les deux séries consécutives intitulées Art for better life pour la première et Art is better life pour la deuxième. Dans la première Lüthi produit une œuvre graphique : de grands tableaux portent des maximes pour une vie meilleures comme des slogans publicitaires. Cette série de tableaux se donne comme une méthode miracle, une promesse soit naïve de sincérité, soit vaseuse et digne d’un charlatan. La deuxième série dont le titre tranche, répond à la promesse du premier est composée d’un ensemble de photographies comme autant de scénettes où l’on voit l’artiste en tenue décontractée en train de réaliser un ensemble de tâches quotidiennes (scier une planche, faire un puzzle, porter un sac poubelle et un bouquet de rose). Outre le trouble producteur de fiction propre à la dimension technique de la photographie et au genre de l’autoportrait que nous avons déjà analysé, Lüthi met en place ici une autre contradiction. Avec Art is better life Lüthi conclut quant à la proposition de Art for better life. Il se place, quelques années plus tard, comme le patient témoin de sa propre méthode curative. Et de là il nous livre, non sans déception, cette série d’images qui dans leurs contenus ne se distinguent pas de n’importe quelle autre vie. L'ambiguïté, la contradiction que met en place ici Lüthi tient d’abord à la surprise due à la déception d’un horizon d’attente ménagé par les affirmations programmatique de l'artiste ; elle tient aussi à l’écart contradictoire entre la promesse d’un titre et ce que représente l’image. Plus fondamentalement encore, Lüthi dément le romantisme associé aux lieux communs de la “vie d’artiste”. Si dans de nombreuses interviews Lüthi affirme toujours que sa vie personnelle est sa “source d’inspiration pour ses œuvres”, les images de Art for better life, par leur effet humoristique et déceptif, affirment que cette meilleure vie qu’est l’art n’est pas celle peut-être attendue d’un imaginaire débridé, d’un lieu refuge créé ex-nihilo par l’artiste. Cet écart ici déceptif fera dire à Rainer Michael Mason que les images de Lüthi sont “minées”, “se minent” (3). Autrement dit que dans l’image même est mis en place une ironie, un humour, une dérision. Ou encore que cet espace fictionnel qu’ouvre chaque œuvre de Lüthi a pour synonyme une position de surplomb que Lüthi entretient avec lui-même, personnage autoportrait, ainsi à la fois assertif et démenti. IV. Connaissance - Tragique Cette fiction lüthienne dépend techniquement d’une stratégie de représentation qui obéit aux multiples mécanismes de la captation et de l’enregistrement, c’est-à-dire de manière générale de la transparence des moyens techniques. Ainsi, d’un point de vue phénoménologique le faire-œuvre lüthien consiste d’abord en la production d’une forme qui a pour origine une représentation technique fidèle du réel, et ensuite d’une mise-en-scène, en tant que composition photographique, sculpturale ou scénographique de cette forme. L’acte de faire-œuvre chez Lüthi procède donc pour l’artiste d’une mise devant soi et par la même d’une mise à disposition pour le public effectif ou potentiel, de copies de lui-même. Littéralement, l’expérience que traverse Lüthi à l’occasion de la réalisation de son œuvre est interprétable comme une tentative pour dépasser une limite fondamentale de tout homme : le rapport d’aveuglement, d’aperception que nous entretenons avec notre corps propre. Autrement dit, se reproduire asymptotiquement à l’identique par des moyens plastiques revient à rendre son corps objet, à essayer d’entretenir un rapport objectif avec son propre corps. D’une certaine manière cela revient à cesser d’être le centre de son propre corps et donc de se libérer de l’illusion qui consiste à considérer son corps comme le centre de toute perception et représentation de soi, du monde, du rapport de ces deux entités entre elles et de leurs fonctionnements respectifs. Par conséquent le faire-œuvre de Lüthi, dans la mesure où il consiste en une objectivation d’un contenu subjectif, peut être pensé comme une stratégie visant à produire une connaissance. En effet, d’une certaine manière, les stratégies plastiques de Lüthi consistent à objectiver, à réifier ce qui dans l’expérience commune que l’on fait de soi, n’existe que sur un mode intuitif, perceptif, indicible. Ces stratégies d’objectivation, nous l’avons dit, s’appuient sur un préalable technique qui est celui de la captation (photographie, moulage). Mais à ce préalable s’ajoute systématiquement un ensemble de choix de mise-en-scène comme autant de compositions sculpturale, photographique, scénographique. Ces choix de mise-en-scène ou de composition consistent tous en une stratégie de dépassement de la limite perceptive et de connaissance qu’est le corps propre de l’artiste. L'hyperréalisme de plusieurs sculptures est un moyen de pousser à fond le trouble de cette impossible objectivation et par la duplication d’un soi irréductiblement unique. La transparence des sculptures en verre ainsi que les figurines en bronzes où le corps de l’artiste subit des coupes franches et des rotations calculées de ses membres sont autant de stratégies pour conjurer l’opacité de son propre corps et le mystère qui entoure l’expérience de son intériorité physique. Différemment, c’est-à-dire sans avoir recours à une stratégie de figuration par ressemblance, Lüthi a également cherché à isoler telle ou telle caractéristique de sa physicalité aveugle. On pense ici à cette œuvre de jeunesse qui consiste en un parallélépipède métallique correspondant exactement au poids de l’artiste au moment de sa réalisation (56,5 kg). Ici, de manière littérale (c’est-à-dire soit naïve soit parodique), l’artiste isole une qualité de sa physicalité, procède plastiquement d’une méthode analytique et qui emprunte par là à la méthode scientifique. Dans ce dernier exemple, le décalage qui existe entre d’une part l’emprunt à une méthode scientifique (analyse, pesée…), et d’autre part la réalisation d’une œuvre qui s’inscrit dans la durée et qui s’oppose ainsi frontalement à la conscience de la fluctuation de la grandeur scientifiquement mesurée, nous renseigne sur la nature de la connaissance que produit Lüthi. Il s’agit évidemment d’une connaissance non scientifique au sens où elle ne s’articule pas suivant une tripartition « observation de la nature - protocole expérimental - loi générale ». La connaissance de Lüthi diffère d’abord de la connaissance scientifique du point de vue de la méthode : pas de protocole expérimental qui vise à produire un énoncé théorique ; mais une stratégie de figuration par ressemblance qui vise à permettre l’expérience immédiate d’un soi rendu objet. Ainsi le sens qui cherche à être produit n’est en rien un énoncé théorique de vérité générale. Cependant si le travail de Lüthi n’est pas solliptique, c’est-à-dire s’il s’adresse à un public et non seulement à l’artiste lui-même - ce qui est évident puisque tout faire-œuvre, dans la mesure où il s’agit d’une objectivation, comprend toujours un public, au moins potentiel - vise une universalité de son sens, non pas sous la forme de loi mais sous la forme d’une expérience particulière (celle de l’artiste) a priori partageable avec le plus grand nombre. C’est en ce sens que nous sommes tentés d’interpréter la présence récurrente d’éléments qui renvoient à la dimension domestique de l’existence et de ses lieux. Les images de la séries Art is better life prennent pour décor les traits caractéristiques d’un intérieur occidental commun. La présence d’éléments vestimentaires, de design ou de graphisme liés à la mode courante à l’époque où les œuvres sont produites inscrit l’expérience que l’on fait de l’œuvre dans un espace réel précis, au mieux commun, du moins identifiable par le public. Les choix scénographiques récents peuvent enfin être interprétés comme une transformation symbolique de l’espace d’exposition courant (white cube), en un espace domestique confortable et douillet (couleurs pastel, soubassement peints) et peuvent être interprétés comme la création d’un espace de communauté directe avec le spectateur sur le mode de l’invitation. Le sens que vise à produire Lüthi par et dans son œuvre se donne via la création d’un espace commun avec le spectateur, par la présentation d’une expérience dont le spectateur peut se penser en sujet potentiel, par l’idée d’un partage, par empathie d’une expérience personnelle. D’un côté l’expérience et la production d’un homme singulier, Urs Lüthi, et de l’autre l’universalité anonyme d’un public. Autrement dit d’un côté l’expérience personnelle et bornée dans le temps que fait un homme de sa propre vie et de l’autre côté la production d’œuvres dont la caractéristique principale est leur existence autonome dans un temps infini. C’est au cœur de ce paradoxe que se situe le sens du faire-œuvre de Lüthi. À lui d’ailleurs d’affirmer d’une part : “mes œuvres font partie d’un tout infini”, et d’autre part : “ma vie est toujours une source d’inspiration pour mes œuvres”. Toujours donc en chaque œuvre de Lüthi la coprésence de temporalités contradictoires (finitude de l’homme et prétention à l’éternité de l’œuvre d’art) et de champs d’existence et de signification contradictoires (prétention à l’universel de la signification artistique, origine individuelle et particulière de l’œuvre). C’est de l’irrésolution de cette contradiction que nous faisons l’expérience à l’abord du travail de Lüthi. L’expérience de cette contradiction revient sans doute à une autre forme de l'empêchement perceptif et de connaissance que produit notre corps propre. Parce que nous nous éprouvons physiquement et temporellement au centre de notre monde cette illusion de centralité et d’éternité se heurte à la connaissance raisonnable de notre finitude spatiale et temporelle. Autrement dit, le tropisme que produit l’expérience toujours présente de notre existence nous fait croire à notre immortalité, en même temps que nous savons inéluctable notre fin. En définitive ce que nous éprouvons à l’occasion de l’œuvre de Lüthi c’est la tension irrésolue dans l’exercice de l’existence du sentiment de finitude et d’infini qui se contredisent et se maintiennent pourtant. Comme l’œuvre de l’artiste, infinie jusqu’à la fin, et par là tragique, sachant inéluctable la mort d’Urs Lüthi. Clément Bouissou (1)“J’ai toujours trouvé que cette réduction à la sexualité, qui était l’esprit du temps, n’était pas pertinente pour mon travail. [...] Je suis de toute façon persuadé que l’on devient célèbre le plus souvent sur un malentendu.” Interview d’Urs Lüthi à l’occasion de son exposition monographique Just another dance au Centre Culturel Suisse, Le Phare, n°29, Paris, Centre Culturel Suisse, avril-juillet 2018, p. 7. (2)Nous reprenons ici le vocabulaire de l'anthropologue Philippe Descola. Si représentation et figuration sont synonymes, Descola, en substance, donne à figuration la définition suivante : activité universelle de production, d’aménagement, d’ornementation, de façonnage d’un objet ou d’un ensemble d’objet en vue d’en faire une image, fonctionnant à la fois selon un mécanisme iconique et indiciel. L’iconicité est pensée comme un rappel de présence de la chose figurée tandis que l’indicialité entretiens une relation directe, immédiate, avec la chose figurée. Descola souligne que la ressemblance de la figure à son sujet (l’art dit figuratif) est une spécificité de la dimension iconique de la figuration occidentale entre le XVème et le XXème siècles, il parle à ce sujet de figuration naturaliste. Voir le podcast sur le site internet de Collège de France, cours du 4 mars 2009, Ontologie des images. (3)Rainer Michael Mason, “La transformation de l’autre en soi-même”, in Rainer Michael Mason, Urs Lüthi, Art is better life, Tableaux 1970-2002, Musée Rath, Genève, 2002, p. 110. **** «Tout ça, c’est le nouveau projet Ballard» Vincent Ballard expose deux séries d’images constituées chacunes de photogrammes. Il s’agit d’une vingtaine de compositions abstraites créées directement en laboratoire, sous l’agrandisseur, par un jeu de caches, de tracés au laser, d’insolations partielles. Toutes ces œuvres existent comme des photographies parce que la majorité des éléments de ces compositions n’entretiennent pas de rapport pictural avec la surface du papier : ces formes ne sont pas dessus, comme du graphite ou de la peinture, mais dedans. Elles s’incarnent dans la surface photosensible, comme une cicatrice sur la peau, en procédant d’une révélation chimique d’un impact lumineux. Face à ces nouvelles pièces de Vincent Ballard nous voyons à rebours de la nature première de leur médium une composition qui ne procède pas de l’enregistrement d’une portion du monde réel. En tant que photogrammes ces nouvelles images de Vincent Ballard se tiennent dans un espace paradoxal : si elles sont des compositions abstraites, elles ne procèdent pas du pictural. Si elles sont photographique, la nature de leur sujet,c’est-à-dire la nature de ce qui nous est livré quand nous les regardons,n’est pas le fait d’un enregistrement. Le fait paradoxal qui fonde ces nouvelles œuvres tient en cette formule : le sujet de ces images n’est pas donné mais construit par la nature photographique même de l’objet que nous regardons. Que construit Vincent Ballard, et par la même que voyons nous dans cette vingtaine d’images ? Dans une première série titrée Sous les paupières, il rejoue un protocole qu’il réactive régulièrement. Il compose des paires d’images, des diptyques, dont chacune des parties correspond à un œil. En résulte deux images, presque identiques, dont nous sentons les différences avant de pouvoir distinctement les montrer. Cette fois-ci ces deux yeux que nous avons face à nous sont fermés ou sur le point de se clore ; il reste parfois un résidu de regard rappelé ici sous la forme d’une photographie classique. Sur le fond noir formé, comme l’indique le titre, par ces paupières closes, dansent des formes abstraites, molles, aux contours sinueux. Elles semblent elles aussi aveugles et se déplacent suivant un motif qui leur est intérieur, mystérieux, et qui nous échappe. Ces formes et l’ensemble du dispositif qui imite la vision binoculaire rappellent les taches lumineuses que nous pouvons tous observer dès lors que nous fermons les yeux. Mais Vincent Ballard ne se contraint pas au réalisme que supposerait l’imitation de ce phénomène physiologique. Si les yeux fermés nous ne voyons a priori plus rien il vaut mieux en profiter pour jouer d’une libre production de forme. Dans cette série le motif du jeu est d’ailleurs central. Premièrement ce libre jeu de forme est permis par un jeu au sens cette fois-ci d’écart, qui existe entre nos paupière qui font obstacles au regard et notre globe oculaire qui continue mécaniquement à voir. Un jeu est instauré aussi par la structure du dyptique, peut-être d’abord parce qu’elle rappelle la structure du fameux jeux des sept erreurs, mais surtout parce que cette structure en diptyque s’instille dans l’écart que la photographie entretient avec la vision réelle. Face à ces paires d’images et sachant que chacune correspond à un œil nous hésitons pour les appréhender à cligner d’un œil puis d’un autre. Ce petit geste de l’observateur que ces images et leur sous-titre (œil gauche ou œil droit) suscitent trahit une hésitation qui correspond bien à cet écart qui existe entre la vision monoculaire de l’objectif photographique et de toute représentation en deux dimensions, et la vision en relief propre à la vision binoculaire humaine. La seconde série est également composée d’un jeu de formes molles mais cette fois-ci l’abstraction dont ces formes procèdent résulte moins d’une rupture que d’une réduction de formes réelles. Ces formes abstraites ressemblent à des formes réelles, elles en ont la silhouette. L’abstraction de la série Crash !ne rompt pas un jeu de référence. Les motifs que ces formes invoquent sont ceux de l’érotisme, de l’automobile et de la blessure. Nous pouvons partager ces formes en trois ensembles plastiques qui sont traversés chacun par les trois motifs évoqués : des trous dans le papier, dans la surface même de l’image, évoquent autant des vagins que des plaies, des yeux ou des phares ; des formes peintes suivant une technique de pochoirs évoquent des giclées de sperme, de sang ou d’huile de moteur ; enfin de longs traits bleus marqués au laser dans le papier photosensible évoquent des cicatrices, des griffures ou des trajectoires d’accidents. L'entremêlement de ces motifs comme le titre de la série proviennent d’une lecture que Vincent Ballard a faite de Crash !, roman anglais sorti en 1973 mettant en scène la quête tragique d’une homme dont le plaisir morbide réside dans la collusion entre le coït, l’accident de voiture et la vision fascinée du corps d'Elizabeth Taylor. Ainsi les compositions de Vincent Ballard trouent la surface du papier et viennent ménager dans l’image plusieurs plans : derrières les trous qui ajourent le papier photo surgissent des miroirs ou des images en gros plans de corps humains, devant ce même papier photo la vitre du cadre est elle même gravée et les motifs qui apparaissent s’entremêlent avec les motifs insolés sur le papier. Les formes qu’utilise Vincent Ballard d’une part redoublent et rejouent la surface photographique de l’image, et d’autre part, du fait de l’érotisme sadique qu’elles évoquent, ces même formes dépassent cette mise en abyme en abîmant cette surface elle-même. La composition, le travail de construction de l’image se fait par l’altération (percée, redoublement) du lieu d’apparition de l’image elle-même. Autrement dit Vincent Ballard situe son travail au corps de l’image et rend ce travail « équivalent à ce que serait un travail d’accouchement ou d’agonie : une ouverture, une déchirure, un processus déchirant mettant quelque chose à mort et, dans cette négativité même, inventant quelque chose d’absolument neuf, mettant quelque chose au jour ». (George Didi-Huberman, La ressemblance informe ou le gai savoir visuel chez Georges Bataille, 1995, Paris, Macula, p.21). Cette définition de Didi-Hubermann qui cherche pour sa part à définir « l’informe » , anti-méthode exercée et définie par Georges Bataille comme n’étant « pas seulement un adjectif ayant tel sens mais un terme servant à déclasser » (Georges Bataille, art. « Dictionnaire », Documents n°7, 1929, ed. J-M Place, 1991, p. 382), adhère parfaitement au nouveau mode opératoire de Vincent Ballard. Le vocabulaire formel employé par l’artiste semble rappeler et rejouer les principes iconographiques propres au Georges Bataille de la revue Documents. À l’instar des choix que l’auteur a faits pour sa revue, et on pense en particulier aux images que Bataille avait commandées à Boiffard et à Lotar, le charnel voire l'érotique sont formellement synonymes de découpe, de gros plans, d’abstraction d’un motif sur un fond neutre. Nous retiendrons de ces deux séries, et ce à rebours de toute photographie classique, que le sujet ne se constitue pas dans un jeu d’enregistrement d’un réel indépendant mais par une composition « les yeux fermés », sans l’à-travers d’un appareil photographique. Et ce tantôt littéralement, par un libre jeux de forme, ou tantôt sur le mode de visions dont la pleine constitution, l’apogée, l’orgasme, est aussi le moment de leur destruction. Ajoutons qu’étant donné l’absence de repère, au sens très pratique de coordonnées géographiques, due à la fermeture des yeux ou à l’excitation sexuelle, le hors-champ de ces images ne procède pas d’un à côté mais d’un dessous ou d’un dessus. Le cadrage, la coupe dont procède ces images ne procède pas d’un champ de vision réel plus large mais d’un champ de vision imaginaire plus profond. Ces images ne procèdent pas d’une mise en scène d’un réel capté et donné par ailleurs mais de la mise en scène d’une vision constituée dans l’espace sans fond d’un imaginaire. Enfin insistons sur le fait que ces photogrammes sont biens des mises en scènes de visions. Ces images-photogrammes entretiennent à ces visions le même rapport que toute image photographique entretient avec le regard. Sans confusion ni négation du rapport entre l’acte naturel et l’artefact qui en découle, ce rapport n’est viable et pensable qu’à partir du moment où l’on y instaure une distance. Ici Vincent Ballard démontre que de cette éventuelle confusion entre vision personnelle et image il n’est pas dupe, que de l’écart au réel que suppose toute mis-en-scène il en est bien l’auteur, et même qu’il fait le jeu de cette part de mensonge. En effet, pour nous rappeler cette fausseté de toute œuvre d’art, ici et là dans la série Crash !, au milieu de ces images de giclées, se confond une gommette d’enfant. Vincent Ballard faisant le jeu du faux joue donc d’une forme d’humour, de dérision et donc de distance par rapport à ce qu’il montre. Ces visions en tant que mises en scène sont bien le produit de l’art, sans confusion possible avec d’éventuelles visions propres à la personne de l’artiste. Cette distance de la mise en scène exclut tout lyrisme, le « je » de l’artiste n’est jamais un sujet. En effet la série Sous les paupières peut être interprétée littéralement comme une introspection. Les yeux fermés, la machine-œil qui continue de fonctionner se tourne vers l’intérieur du corps, vers ce centre invisible, cette aperception fondamentale dont personne ne peut s’affranchir. S’ouvre alors la possibilité de sonder le moi, dans les profondeurs ténébreuses des paupières closes. Mais rien de cela : les compositions de Vincent Ballard ne sont pas des espèces de portraits chinois ou des paysages-état d’âme. L’introspection et tout ce qu’elle promet d’émotion, d’aveu, de découverte se fait plutôt le synonyme d’une liberté toute nue. Les yeux fermés, nous assistons à une libre production de formes dont le mouvement évoque une danse, c’est-à-dire un mouvement qui n’a d’autre fin et principe que lui-même. Dans la série Crash ! le travail de composition que nous rapprochions de l’informe, de cette besogne que met en œuvre Bataille, joue autrement cette annulation du lyrisme. Le format des images, par sa taille et son orientation, rejoue celui d’un buste. Les éclats de miroirs qui surgissent du fond de ces espèces de diorama convoquent, à l’échelle du format de l’image, des fragments de notre propre corps. Ces images se posent donc en équivalent de portraits ou du moins dialoguent avec le genre. Mais dès lors que nous avons saisi cette homologie, cette ressemblance, il nous faut faire aussitôt le constat de son altération. Ce que nous voyons du corps humain, de son portrait fait par le biais de miroirs ou d’images, est fragmentaire, saisi au détour d’une percée équivalente à une plaie ou à quelques autres orifices. Le papier photosensible majoritairement blanc qui occupe le plan central de ces caissons porte des traces lumineuses révélées comme une peau des cicatrices. Pour reprendre encore le vocabulaire de Didi-Huberman dans son ouvrage sur Bataille : l’anthropomorphisme que suggérait le format des images est ici écorché, déchiré. Mais la série Crash ! apporte un élément supplémentaire dans la destitution de ce lyrisme, ainsi qu’un happy-end à cette déchirure morbide de l’anthropomorphisme. L’artiste, Vincent, partage son nom, Ballard, avec l’auteur James G., du roman Crash ! dont il emprunte le titre. Cette homonymie que revendique Vincent en nommant sa série Crash ! ne rime en aucun cas avec une mise en avant d’une gémellité mégalomane, mais ne fonctionne pas non plus uniquement comme un simple hommage, gage d’honnêteté intellectuelle. Lorsque Vincent constate l’existence de James, qu’il crée une confusion en donnant à sa série le même titre que le roman de son homonyme, et qu’il puise délibérément les motifs de sa composition plastique dans ceux de la composition littéraire de l’auteur, il met en péril un élément fondateur de l’identité de tout artiste. Jouer sa signature revient à jouer l’origine de l’œuvre que nous voyons. La signature en tant qu’état-civil est une information qui appartient à la sphère sociale de l’identité mais en tant que marque apposée au bas d’une œuvre ou sur un cartel elle désigne aussi ce qui relève dans l’imaginaire collectif du lieu d’inspiration de l’artiste, de ses obsessions, de son moi profond et créateur. Cette notion de signature, dans le cas de l’artiste, recouvre précisément la distinction qu’opère Clément Rosset entre identité sociale et identité personnelle. Nous savons que Vincent Ballard se confronte à nouveau aux enjeux de cette distinction tant la lecture de Loin de moi a été fondatrice pour lui. Ainsi l’artiste, créant un doute sur la valeur de son identité sociale, ébranle par conséquent la valeur d’ordinaire attribuée à son identité personnelle. Cette orientation de la déflagration, qui part de l’identité sociale pour contaminer l’identité personnelle nous l’empruntons comme Vincent Ballard à Rosset :« On reconnaît aisément cette vérité d’apparence paradoxale au fait que je commence à m’inquiéter “quant à moi” ou quant au moi, non pas quand je cesse de me reconnaître [...], mais bien au contraire lorsque ce sont les autres qui cessent de me reconnaître » (Clément Rosset, Loin de moi, Étude sur l’identité, 1999, Paris, ed. de Minuit, p. 18) par exemple lorsque la signature apposée au bas de nouvelles œuvres n’est peut-être pas celle de l’artiste. Mais quel gain tiré de cette mise en jeu de l’identité personnelle ? Cette déflagration qui finit par toucher l’hypothétique moi profond de l’artiste, que détruit t-elle ? Il faut bien constater que s’il y a destruction, elle inaugure le travail que nous avons sous les yeux. Le constat de l’existence d’un homonyme - James G. Ballard pour Vincent Ballard - brise en la relativisant la singularité de l’identité de chacun. Pour un artiste, perdre la singularité de son identité qu’incarne la signature c’est perdre du même coup l’injonction d’originalité qui est fondée sur l’unicité d’une identité sociale confondue avec une identité personnelle. Ainsi le coup apporté à l’identité sociale et qui rompt la certitude de son unicité libère simplement Vincent Ballard artiste d’une exigence sociale prétendue ou avérée de cohérence de style et de quête d’originalité. Cette perte ou cet ébranlement et donc la perte de ce que Nathalie Heinich, dans le champ de la sociologie, nomme « une illusion de liberté » (Nathalie Heinich, Le triple jeu de l’art contemporain, 1998, Paris, ed. de Minuit, p. 56). Par voie de conséquence l’affirmation suivante de Clément Rosset a été directrice pour la réalisation des œuvres que nous voyons aujourd’hui : « les questions du type “qui suis-je réellement ?” ou “que fais-je réellement ?” ont toujours été un frein tant à l’existence qu’à l’activité. [...] L’exercice de la vie implique une certaine inconscience qu’on pourrait définir comme une insouciance de « quant à soi » (Clément Rosset, op. cit., p. 86) Ce qu’ouvrent dans le travail de Vincent Ballard ces deux nouvelles séries que nous voyons aujourd’hui, est une promesse qui comprend mais aussi excède cette vingtaine d’œuvres. Cette promesse que nous pourrions résumer comme l’exercice de cette insouciance qu’évoque Rosset et que l’artiste fait sienne nous en laissons la pleine formulation à Vincent Ballard lui-même. En conclusion à sa lecture de Loin de moi Vincent Ballard écrit : « Loin de moi ou comment vider un espace occupé par rien ou si peu. Une fois le fantasme d’une identité personnelle clôt, la place laissée vacante servira à agir. Si rien de tangible n’existe en moi, alors, de peur de tout perdre, je produirai des formes. Je ne serai pas je ferai. » Clément Bouissou